Les notes du jeudi : Sergueï Prokofiev (4)

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C’est avec une oeuvre symphonique que nous terminons ce mois consacré à Sergueï Prokofiev, la Symphonie n°4 en do majeur. « La quatrième symphonie constitue une synthèse entre la première manière de Prokofiev dans ce qu’elle a de plus élémentaire (rythmique acérée, ruptures de ton, alliages agressifs de cuivres) et un néo-classicisme plus nostalgique que celui de la Symphonie no 1. » (Source : Wikipedia)

Elle est ici interprétée par l’orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction de Seiji Ozawa.

Real life

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Quatrième de couverture :

C’est la fin de l’été et Wallace retrouve ses camarades au sein d’une prestigieuse université du Midwest. Mais, parmi ces jeunes Blancs insouciants, Wallace peine à se lier au groupe. Le veut-il vraiment ? Hanté par son passé, troublé par de récents événements, il garde sans cesse une distance avec ceux qui l’entourent. Le temps d’un week-end, entre les fêtes et les discussions qui refont le monde, Miller tente de se rapprocher de lui. Leur liaison pousse Wallace dans ses derniers retranchements. Porté par une prose élégante et un regard tranchant, ce campus novel intense décrit une jeunesse américaine faussement apaisée, et dresse le portrait sensible et touchant d’un homme en crise d’identité.

Wallace est le seul Noir dans un groupe d’étudiants blancs. Solitaire, introverti, il peine à trouver sa place, d’autant que sa directrice de thèse, sous des dehors bienveillants, n’encourage pas vraiment son travail. On sent bien un racisme latent voire affirmé dans toutes les relations du jeune homme. Le temps d’un week-end, il va se laisser approcher et entraîner dans une liaison improbable avec Miller, qui prend l’initiative mais se proclame pourtant hétérosexuel. Durant ce week-end houleux, Wallace sera amené à confier à Miller l’horreur qui a marqué son passé, pourquoi il a laissé derrière lui l’Alabama et tout ce qui s’y rattachait. C’est pourquoi il n’y est pas retourné pour l’enterrement de son père, décédé quelques semaines auparavant. En retour, Miller va lui aussi révéler tout un pan inquiétant de sa personnalité.

Le titre laissé en anglais et le tout dernier chapitre (si on y arrive) orientent le sens de ce roman : où est la vraie vie, sur un campus étudiant, où l’on est relativement protégé, où les barbecues de fin d’été au bord d’un lac enjolivent la vie, ou ailleurs, dans les familles, dans le monde du travail, dans le monde adulte finalement ? La question de l’identité, de la juste place est aussi un des thèmes intéressants de ce livre puisque Wallace est Noir, gay, boursier face à des Blancs à qui tout semble plus facile (et face à certains étudiants particulièrement coriaces). Il faut le savoir, il y a des longueurs (les explications sur les expériences scientifiques de Wallace sur les nématodes (des vers) et de nombreuses scènes de sexe très violentes (ça a fini par me lasser, je suis trop prude sans aucun doute) mais ce roman d’initiation, un premier roman, ne manque pas d’intérêt.

« Le passé est avide, toujours il vous dévore, il prend sans cesse, sans cesse. Si on ne le retient pas, si on ne le refoule pas, il se répandra, il prendra, il noiera. Le passé n’est pas un horizon qui s’éloigne. Au contraire, il progresse un instant à la fois, il marche d’un pas régulier vers l’avant jusqu’à ce qu’il ait tout réquisitionné, que nous redevenions qui nous avons été ; nous devenons des fantômes quand le passé nous rattrape. Je ne peux pas vivre tant que vit mon passé. C’est lui ou moi. »

« Pourquoi lui revient-elle maintenant ? Tous ces kilomètres parcourus. Ces années. Son ancienne vie tranchée comme une cataracte. Rejetée. Mais ici, retrouvée au fond de son esprit comme un détritus qui surnage. Ici. En ce lieu. Dans la solitude du labo. Il fait presque un bond de frayeur, tant le souvenir est complet. Son corps se souvient. Son corps traître… »

Brandon TAYLOR, Real life, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié, Le Livre de poche, 2024 (Editions La Croisée, 2022)

Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Avril 2024

Vers la violence

Quatrième de couverture :

Plus grand que la vie, Gérard illumine les jours de sa fille, Lou. Fort et fantaisiste, ce baby-boomer aux allures d’ogre ensorcelle tout : les algues deviennent des messages venus des dieux, les tempêtes, des épreuves militaires, ses absences, des missions pour les services secrets. Mais que fait cette arme dans la table de nuit ? Qui sont ces fantômes d’une famille disparue, surgissant au détour d’une conversation ? D’où viennent ces accès de cruauté, qui exercent sur Lou fascination et terreur ? À travers l’histoire d’une enfance trouble, Vers la violence rappelle comment nos héritages nous façonnent, entre chance et malédiction.

D’habitude, c’est le genre de roman que j’évite à tout prix mais j’ai bien été « obligée » de le lire pour le jury du Livre de poche. La maltraitance envers les enfants et les animaux (et ajoutons-y bien sûr la violence conjugale dans ce cas) est un sujet dont je me tiens à distance, la réalité suffit, pas besoin que la fiction en ajoute une couche pour moi (et comme disait David Goudreault : la réalité dépasse la fiction). Ici il ne s’agit pas de violence physique mais de violence morale, psychologique. Le père de la narratrice est un sale type, doté d’un complexe de supériorité et d’infériorité à la fois, qui fascine sa fille unique. On comprendra plus tard ce qu’il a vécu et qui pourrait (ou pas) expliquer son comportement. Plus tard, sa fille devenue adulte s’est éloignée de ce père toxique. Elle est danseuse, elle maltraite son corps, multiplie les expériences et les jeux sexuels dangereux (tout ce que j’aime aussi, qu’on me raconte sans fin des jeux érotiques). Une dernière rencontre, alors que le père est malade, les séparera à jamais.

Cette lettre au père m’a été pénible à lire, je n’ai sans doute pas compris une bonne partie des intentions du livre. Je me suis octroyé « le droit de sauter des pages » (merci, Daniel Pennac). Une chose m’a hérissée aussi : le besoin de citer de nombreuses marques publicitaires, alors qu’il suffit de dire par exemple « la montre » ou « le téléphone ». Ou alors c’est un moyen pour Gérard d’affirmer encore plus sa pauvre vanité ? Je ne comprends pas comment ce roman a eu le grand prix des lectrices de Elle ??

Blandine RINKEL, Vers la violence, Le Livre de poche, 2024 (Editions Fayard, 2022)

Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Avril 2024 

(Désolée pour ce billet lapidaire)

Les notes du jeudi : Sergueï Prokofiev (2)

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Aujourd’hui je vous propose d’écouter le Concerto pour piano n°3 en do majeur, une oeuvre créée en exil, en 1921. « C’est le plus populaire des cinq concertos du compositeur, la partition combinant des éléments lyriques à des aspérités caractéristiques des années vingt. On peut également dire que des cinq concertos, c’est celui qui mêle le mieux une écriture pianistique très élaborée et virtuose à une orchestration claire et d’une très grande richesse. Aujourd’hui encore, c’est celui des cinq qui est le plus joué et le plus enregistré. » (Source : Wikipedia)

Le voici joué par Martha Argerich avec l’orchestre symphonique de Singapour dirigé par Dario Alejandro Ntaca.

Tout doit disparaître

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Quatrième de couverture :

En partant s’installer à Mayotte avec ses parents, Hugo imaginait une vie d’expat rêvée sur une île paradisiaque… Il déchante très vite: la chaleur, la mousson, les bidonvilles, tout le heurte. Seul Blanc de sa classe, il peine à s’intégrer avant de faire la connaissance d’une autre élève, Zaïnaba. Déjà mère d’un enfant, elle sera son premier amour.

J’ai relu ce livre pour l’école, il avait été sélectionné il y a plusieurs années pour le Prix Versele (un prix de littérature jeunesse), je l’avais apprécié à la première lecture et mes souvenirs en étaient assez précis.

Hugo, 11 ans, est donc forcé de s’expatrier avec ses parents, tous deux enseignants, partis travailler à Mayotte pour une durée de quatre ans. L’écart entre les rêves paradisiaques et la réalité mahoraise est gigantesque. Trouver sa place, c’est l’un des thèmes forts de ce livre : Blanc parmi les Noirs, expatrié parmi les autochtones, présence éphémère à Mayotte, comment trouver des repères sûrs pour un jeune adolescent ? La documentaliste de son collège, Françoise, mariée à un Mahorais, sera une valeur sûre dans la tempête intérieure qui agite Hugo et dont ses parents ne semblent pas se rendre compte. L’amour de Zaïnaba sera lui aussi un moment fort dans l’initiation adolescente du garçon qui, à 14 ans, se retrouvera plus vite que prévu en métropole, chez ses grands-parents maternels. Il débarquera à Béthune en pleine fièvre des soldes : second grand choc au retour, nouveau grand écart entre la misère de Mayotte et la course effrénée à la consommation en France. Au retour de ses parents et de sa petite soeur, l’écart (toujours l’écart) se creusera aussi entre cet adolescent qui se cherche, qui cherche une vie simple et refuse le consumérisme et sa famille influencée par la publicité et toujours à la recherche du dernier gadget à la mode.

Tout doit disparaître est un roman rythmé qui aborde de multiples thèmes de réflexion toujours parlants pour les ados d’aujourd’hui, même si le roman est paru pour la première fois en 2001 : la vie dorée des expatriés, le racisme, la société de consommation, l’omniprésence de la pub, les inégalités sociales et culturelles et bien sûr l’adolescence. Le personnage d’Hugo est bien campé, pas toujours sympathique mais touchant dans sa douloureuse quête de repères. On pourrait s’amuser à imaginer ce qu’il deviendra vraiment comme jeune adulte, après avoir lu la dernière phrase du livre.

« Il y a deux façon de vivre, Hugo. En se laissant porter sans ce poser des questions par le temps qui passe, ou en essayant de comprendre qui l’on est et où l’ on va. La deuxième solution est certainement la moins confortable, mais de loin la plus intéressante. La seule qui vaille, pour moi. »

« Je ne crois pas avoir croisé de métropolitains fondamentalement racistes durant mon séjour sur l’île, mais je suis certain que tous, s’ils faisaient honnêtement leur examen de conscience, se rendraient compte qu’ils se sentent supérieur aux îliens, d’une manière ou d’une autre. »

« A 9h15, nous étions une trentaine à poireauter devant la boutique et un frémissement a parcouru cette foule fébrile quand une vendeuse est apparue derrière la porte vitrée. Mais elle ne venait pas encore ouvrir, seulement scotcher sur la vitre une affiche sur laquelle, en grosses lettres rouges et orange, était écrit : TOUT DOIT DISPARAÎTRE. »

Mikaël OLLIVIER, Tout doit disparaître, Editions Gallimard Jeunesse, Collection Pôle Fiction, 2021 (Editions Thierry Magnier, 2001)

Ar-Men L’enfer des enfers

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Présentation de l’éditeur :

Au large de l’île de Sein, à la pointe Finistère, Ar-Men émerge des flots. Construit en 1867, on surnomme ce phare mythique «L’enfer des enfers». Sa lumière veille les navires et les protège des récifs menaçants. Les hommes se sont succédé pour l’entretenir, sentinelles d’une côte déchiquetée que les marins redoutent. Germain, dans les années 1960, est l’un de ces gardiens téméraires et solitaires. Dans l’édifice isolé, contre vents et marées, il a trouvé son exacte place, emportant là ses blessures et son abandon d’une vie sur terre, avec les autres hommes.

En écho à la lecture des Gardiens du phare, j’ai sorti de ma PAL cette BD d’Emmanuel Lepage qui raconte l’histoire du phare d’Ar-Men, un phare de pleine mer au large du Finistère, construit à grand peine par des ingénieurs et des marins maçons intrépides qui ne pouvaient travailler que quelques jours par an et quelques heures voire minutes à chacun de leur abordage sur le caillou d’Ar-Men, en raison de la violence des éléments.

Outre l’histoire architecturale du lieu, Emmanuel Lepage évoque aussi la légende de la cité engloutie d’Ys, celle de l’Ankou, « le valet de la Mort », il convoque les bateaux et les marins naufragés sur la Chaussée de Sein. Il y a à mon sens une confusion par rapport au narrateur de cette histoire : est-ce Germain, un gardien du phare des années 60 ou un narrateur plus proche dans le temps ? Les deux peut-être. Il n’empêche que Ar-Men est un très bel album aux rochers déchiquetés par les embruns, lavés d’écume, parcourus par les goélands, une histoire humaine grandiose et dramatique. Je ne me lasse pas de la finesse des détails et de l’élégance des couleurs déployées par Emmanuel Lepage.

Emmanuel LEPAGE, Ar-Men L’enfer des enfers, Futuropolis, 2017

Encore une participation au Book Trip en mer de Lectures sans frontières

Les notes du jeudi : Sergueï Prokofiev (1)

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Le compositeur d’avril est Sergueï Prokofiev, né en Ukraine le 28 avril 1891 et mort le 5 mars 1953, quelques heures avant Staline, ce qui a complètement éclipsé sa mort. Un portrait de l’artiste ici.

Je vous propose d’écouter la Suite d’orchestre tirée de l’opéra L’amour des trois oranges, un opéra basé sur un conte fantastique du 18è siècle : dans une ambiance espiègle, des habitants d’un monde imaginaire veulent conquérir le pouvoir à l’aide de complots farfelus, au moment où d’autres cherchent l’impossible pour soigner la mélancolie de leur prince.

Rendez-vous poétique : Guy Goffette

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Le poète et romancier Guy Goffette, à la rocailleuse voix ardennaise, est décédé le 28 mars dernier à l’âge de 77 ans. Il avait également écrit plusieurs ouvrages sur Paul Verlaine.

Voici deux poèmes de Guy Goffette

Si tu viens pour rester, dit-elle, ne parle pas.
Il suffit de la pluie et du vent sur les tuiles,
il suffit du silence que les meubles entassent
comme poussière depuis des siècles sans toi.

Ne parle pas encore. Écoute ce qui fut
lame dans ma chair: chaque pas, un rire au loin,
l’aboiement du cabot, la portière qui claque
et ce train qui n’en finit pas de passer

sur mes os. Reste sans paroles: il n’y a rien
à dire. Laisse la pluie redevenir la pluie
et le vent cette marée sous les tuiles, laisse
le chien crier son nom dans la nuit, la portière
claquer, s’en aller l’inconnu en ce lieu nul
où je mourais. Reste si tu viens pour rester.

Ce poème est extrait de La vie promise, Gallimard, 1991

La mer quand elle a fait son lit sous la lune et les étoiles
et qu’elle veut sombrer tout à fait dans le sommeil ou dans
l’extase
la mer quand les poissons ont trouvé une autre route
pour tirer la soie du cocon et gagner leur temps de paresse
la mer quand plus rien ne la retient d’en faire à sa tête
le contrat des Compagnies maritimes ni le traité des Eaux territoriales
ni le cours du baril ni celui du dollar
la mer enfin quand elle peut se ranger pour de bon et voyager incognito
ne descend pas à l’hôtel comme on pourrait s’attendre
de la part d’une personne de son importance, non
car elle n’a rien à voir avec les chambres de hasard
et peu lui importe que des princes y soient descendus
la mer comme tout ce qui cherche mesure à sa soif ne descend pas, elle monte
elle monte dans les trains à petite vitesse les derniers survivants de l’ère
vagabonde
à pratiquer le précepte bouddhique du voyage
et qui vont de gare en gare abandonnées dans la bruyère pour le plaisir de
quelques vaches
elle monte dans les collines pour voir les toits d’ardoise et les tuiles
et la lumière sur eux qui pêche à la ligne et le mouvement de la terre alertée
elle monte aussi dans les chambres pour saluer les femmes
qui savent aimer et dont le corps garde longtemps la chaleur des étreintes
et là, s’arrête enfin et ses vagues l’une après l’autre se couchent dans leurs
yeux
alors les femmes se lèvent car il est l’heure du café dans la cuisine
l’heure à nouveau d’affronter la houle des enfants et ces pensées en grand
tumulte.
qui vont viennent se brisent en éclats de verre et toujours ressuscitent
comme cet oiseau inlassable au fond du noyer qui répète
la même question — deux ou trois mots seulement — et le cœur est au large…

— Mère, que disais-tu déjà ?
(J’ai vu bouger tes lèvres) et ces yeux, qui te les a changés?

Extrait de Eloge pour une cuisine de province, Editions Champ Vallon, 1988

 Mer du Nord, dessin de Léo Spillaert

Les Pâques du commissaire Ricciardi

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Quatrième de couverture :

Une semaine avant Pâques, dans le Naples fasciste de 1932, une prostituée de luxe connue sous le mom de Vipera est assassinée dans un bordel de première classe, le «Paradiso». Son dernier client jure qu’elle était bien vivante quand il l’a quittée, le suivant dit l’avoir retrouvé étouffée sous un oreiller. Alors que la ville s’apprête à célébrer en grande pompe la résurrection du Christ, le commissaire Ricciardi devra démêler un nœud d’avidité, de frustration, de jalousie et de rancune afin de résoudre l’énigme de la mort de Vipera.

Attention, risque de divulgâchage pour ceux et celles qui n’ont pas encore lu cette série ; il vaut mieux les lire dans l’ordre et ici, on est déjà à la sixième enquête du commissaire Ricciardi.

En ce lundi de Pâques 1932, le commissaire Ricciardi vient de résoudre sa sixième enquête avec l’aide de son fidèle Maione : une prostituée d’une beauté époustouflante a été étouffée dans un bordel chic de Naples. Les suspects principaux sont deux hommes clients de Vipera : un veuf peu avare de son argent et un maraîcher ami d’enfance de Vipera (ou plutôt de Maria Rosaria) qui l’a retrouvée par hasard au Paradiso et lui a demandé de l’épouser. C’est cette demande qui est le noeud de toute l’affaire et comme souvent, après avoir pris soin d’examiner toutes les pistes, d’interroger tous les témoins et personnes liées à cette affaire, alors que la ville de Naples renaît avec le printemps et les préparatifs de Pâques, c’est sur un déclic soudain que Ricciardi trouve la clé de l’énigme.

Mais l’aspect qui m’intéresse maintenant presque plus que les enquêtes (ou autant, car ces enquêtes sont l’occasion de découvrir encore mieux la Naples des années 1930), c’est la vie privée du sombre commissaire, incapable de se connecter à ses émotions, et la vie politique de l’époque, qui prend de plus en plus de place. Cette fois, ça y est, (ce que je craignais depuis longtemps), le docteur Modo, médecin, légiste et ami de Ricciardi, va trop loin dans sa critique du pouvoir en place et s’attire de gros ennuis. Le salut viendra peut-être de Livia, avec qui notre policier aux yeux verts pénétrants entretient une relation pour le moins compliquée. En même temps, l’on pourrait croire à un rapprochement avec la discrète Enrica, qui prend patiemment les leçons de cuisine de la vieille gouvernante du commissaire et cherche à « déglacer » le coeur de l’homme de sa vie.

Pas de dédain ni d’empoignade avec le vice-questeur Garzo cette fois, mais toujours le bon et fidèle Maione qui a recueilli une petite fille lors du Noël précédent et son indic, la sémillante Bambinella, toujours au courant de tout. Et des traditions religieuses, familiales, culinaires qui ancrent vraiment les romans dans la ville de Naples en 1932 et captent tous les sens des lecteurs et lectrices.

Décidément je suis accro à cette série, mais j’avais une bonne excuse : c’est pour mon travail d’italien !!

« Ricciardi n’aimait pas les bordels.
Ce n’était pas une question de morale, bien entendu. Il estimait que ce qui se passait entre adultes consentants ne regardait qu’eux et que chacun était libre de passer son temps et de dépenser son argent comme il l’entendait. Somme toute, cette occupation n’était pas pire que d’autres. Mais il lui était arrivé par le passé de constater combien la passion concernant le sexe pouvait être un outil difficile à manier, et qu’elle conduisait trop souvent à se faire du mal. Il se rappelait l’image d’hommes poignardés, de victimes de suicide, de pères de famille pendus pour les faveurs d’une de ces demoiselles marchandes de plaisir ; d’autre part, il savait trop bien que l’amour entrait en compétition avec la faim, pour déterminer qui engendrerait le plus grand nombre de morts et de crimes. »
(p. 16)

-Mais commissaire, depuis quand dans cette ville on connaît les horaires des trams ? A mon avis ça n’arrivera jamais. Ca doit être un secret d’état. (p. 150)

Pour le jeudi saint ; le printemps choisit un costume gris.

La matinée se présenta voilée, sous un soleil pâle et maladif qui ne se sentait pas la force d’exercer son métier. Une lumière laiteuse atténuait les contours, les noyant dans une brume incertaine. Les rares passants du petit matin se déplaçaient le long des murs, surpris par l’humidité de l’air : le printemps continuait à étonner et à décevoir, se trompant lui-même sur son propre compte. (p. 181)

Il croisa, à l’angle de la via Toledo, un groupe de femmes vêtues de noir qui se dirigeaient vers la cérémonie, tête couverte. L’une d’elles portait une écuelle remplie de fleurs de sépulture. Une tradition parmi les plus anciennes et les plus pittoresques de la période pascale : des fleurs d’une blancheur éclatante, issues de grains de blé et de pois chiches germés dans de la fibre de genêts puis gardés dans l’obscurité d’un bahut, destinés maintenant à orner les tombes et les autels des églises pour célébrer l’ensevelissement de Jésus. (p. 183)

Mais maintenant qu’elles touchaient au but, les dames de la maison Maione allaient se mesurer aux épreuves plus sérieuses et absorbantes de la cuisine napolitaine : le casatiello [tourte paysanne en forme de couronne dont la farce est composée de salami napolitain, de fromage (pecorino et provolone) et d’oeufs] et la pastiera [La pastiera aussi est une institution napolitaine. On la prépare avec du blé cuit, de la ricotta, des œufs, des fruits confits, de la fleur d’oranger. Elle est le dessert traditionnel de Pâques.] . Lucia comptait initier les deux fillettes aux secretx les plus intimes et les mieux gardés de la famille, ceux qu’elles mettraient en œuvre plus tard afin que leurs hommes les regardent avec reconnaissance et béatitude à toutes les Pâques de leur vie.

Mais avant il y avait le Jeudi saint, le jour de la promenade familiale et de la visite des sépulcres, le jour durant lequel on se souvenait du dernier repas du Seigneur. La tradition gastronomique imposait, au nom de cette commémoration, la zuppa marinara, la soupe de poissons, première annonce du repas pascal. (p. 198)

Maurizio DE GIOVANNI, Les Pâques du commissaire Ricciardi, traduit de l’italien par Odile Rousseau, Rivages/Noir poche, 2019 (Rivages/Noir, 2018)